EXTRAIT DU JOURNAL L’ANCIEN D’ALGÉRIE N° 168 DE MARS 1979
ENTRETIEN
EXCLUSIF
RAYMOND POULIDOR EN VISITE A LA F.N.A.C.A
PROPOS
RECUEILLIS PAR MICHEL SABOURDY
Au
cours d'un entretien qu'il a bien voulu nous accorder, Raymond Poulidor
découvre avec intérêt notre "Ancien d'A.F.N. Magazine ". A droite, M
Gérard Renouard, Directeur des produits à « Manufrance »
Saint-Étienne.
Plus souvent appelé " Poupou " par ses millions de supporters, Raymond Poulidor a été adulé des foules pendant 18 années. Son duel avec Jacques Anquetil - que « L'Ancien d'Algérie » avait rencontré en juin 1973 - a jadis divisé la France en deux…
Le nom de
Raymond Poulidor est aussi associé depuis peu à la fabrication d'une série exceptionnelle de vélos «
Manufrance ». C'est un vélo comme celui-ci qui sera attribué par tirage au sort
dans tous les départements dans le cadre de notre souscription nationale.
Aujourd'hui, retiré de la compétition, Raymond
Poulidor rend hommage « au vélo » qui lui a permis de réaliser une
carrière exceptionnelle. La liberté, toute relative, qu'il vient enfin de
trouver lui permet de faire toutes les choses dont il avait envie pendant qu'il
courait d'un bout à l'autre du pays, et qu'il ne pouvait pas s'offrir :
- Vivre une vraie vie familiale, bavarder avec ses anciens camarades d'école, en sillonnant en touriste les routes du Limousin, se souvenir qu'il est aussi « un Ancien d'Algérie » et venir en parler avec nous.
Michel Sabourdy : Raymond Poulidor, vous êtes né le 16
avril 1936 à Masbaraud-Mérignat (H.V.) (Vous aurez donc bientôt 43 ans). Vous
êtes devenu cycliste professionnel en 1960 et votre première grande victoire,
Milan-San Rémo, date de 1961, l’année même où vous êtes devenu champion de
France. Au tour de France, vous avez été classé : 3ème en 1962, 2ème en 1964, 2ème en 1965, 3ème en 1966, 3ème en 1969, etc... Vous avez eu des places
d'honneur beaucoup plus récentes et vous avez gagné plusieurs classiques tels
que : la Flèche Wallonne, le Week-end Ardennais, le Grand Prix des Nations, le
Critérium du Dauphiné Libéré, etc... et
vous avez quand même la deuxième place
aux Championnats du Monde de 1974 à Montréal, derrière le
grand Merckx. Qu'avez-vous à ajouter à ce brillant palmarès et quel est votre
meilleur souvenir de Champion cycliste ?
Raymond Poulidor : Écoutez, c'est très difficile de définir
un souvenir plus qu'un autre. Ce dont je me souviens... J'étais en train de travailler
dans mon jardin, il y avait trois mois que j'étais professionnel, je parle de
1960, et puis ma femme écoutait la radio et
elle entend que j'étais sélectionné pour disputer les Championnats du
Monde en Allemagne de l'Est, à Karl-Marx-Stadt. J'ai été surpris puisque je ne
savais pas du tout que j'allais défendre les couleurs françaises, j'étais
pratiquement un inconnu parmi le grand public sportif et je vous assure que
j'en retiens un très grand souvenir et c'est peut-être parmi les meilleurs que
je rangerais celui-ci.
M S : Vous avez acquis une popularité
quasi-exceptionnelle, il faut bien le dire, votre modestie dût-elle en souffrir,
et vos admirateurs se demandent, maintenant ce que vous faites et quelle place
tient encore le vélo dans votre vie.
R P : Une place énorme. Pour moi, le vélo a été
pour ainsi dire ce qui m'a permis de me faire connaître, et, surtout, de
côtoyer beaucoup de gens de différents milieux. Cela a été un enrichissement
énorme car j'ai été très peiné lorsque j'ai dû quitter l'école primaire après
un certificat d'études, à environ 14 ans. Je voulais continuer ces études,
mais, comme j'appartenais à une famille pas très aisée, il n'y avait pas les
avantages que nous connaissons à l'heure actuelle et, je me souviens, le
lendemain de mon certificat d'études, je suis retourné à l'école primaire mais
le Directeur m'a fait comprendre qu'il n'y avait pas de place pour moi, qu'il
me fallait me résoudre à la réalité et que je ne pouvais plus continuer. J'en
ai eu un énorme chagrin. Le vélo cela a été, pour moi, une manière générale de
connaître la France, les pays étrangers…
M S : Et aujourd'hui ?
R P : Eh bien, je vais peut-être vous
surprendre, mais j'ai toujours beaucoup aimé le vélo, et j'ai toujours pratiqué
ce sport avec plaisir, mais aujourd'hui, j'en fais avec beaucoup plus de
plaisir. Je m'explique : actuellement je n'ai pas d'horaire, de kilométrage à
respecter, et c'est pour cela qu'un soir, s'il fait beau, je fais du vélo
vraiment pour ma satisfaction personnelle ; je tiens à dire par conséquent, que
je ne fais plus de vélo par n'importe quel temps, comme par le passé (rires).
S'il fait froid, s'il pleut, je reste chez moi au chaud. Mais lorsque le temps
le permet, j'enfourche ma bicyclette, et là, je ne m'occupe pas si je fais 50,
60, 70 km, je consacre une soirée au vélo, mais le reste n'a pas d'importance.
Je me retrouve alors sur les routes que j'ai
connues lorsque j'étais tout gosse et je rencontre des camarades d'école, je
m'arrête pour discuter avec eux, ce que, auparavant, je ne pouvais pas faire et
qu'ils avaient du mal à comprendre. Évidemment ils me faisaient des grands signes
pour que je m'arrête. Mais, vous savez, lorsque l'on doit faire 150 km,
l'entrainement de haute compétition est un entraînement très sévère et on ne
peut s'arrêter à tous les coins de rues... Mais, maintenant, je peux, et cela
me fait beaucoup plaisir.
M S : Que représente pour vous le sport, en
général, et pensez-vous que ce soit un moyen d'éducation pour la jeunesse, et
plus particulièrement un moyen de formation.
R P : Je crois, oui. D'ailleurs, je crois que la
jeunesse peut être formée à travers le sport car, vous savez, celui qui
pratique un sport, que ce soit un sport individuel, un sport d'équipe ou autre,
c'est une formation qui permet d'aborder la vie, et d'aborder les difficultés
de la vie, et souvent, avec succès, et je crois qu'une formation sportive est
nécessaire pour la jeunesse à l'heure actuelle.
M S : Demain, vous serez à Sainte-
Geneviève-des-Bois, pour inaugurer un Centre de Sport « Raymond Poulidor ».
Quel effet cela vous fait-il, d'abord, de voir que l'on a construit un Centre
de Sports dans une ville, et, ensuite qu'il porte votre nom ?
R P : Cela me fait beaucoup plaisir, mais j'ai
quand même du mal à réaliser. J'ai du mal à réaliser pour une bonne raison : j'ai été coureur professionnel
en 1960, et pratiquement pendant 18 ans, j'ai été chouchouté par les foules,
j'ai été très populaire, et j'ai été, pendant 18 ans, un éternel grand espoir
pour mes supporters. Je me suis habitué à toutes sortes d'honneur, et je ne
sais pas si cela a été un bien pour moi, mais je, réalise quand même maintenant
que donner son nom à un Centre de Sports, c'est quelque chose, puisqu'il suffit
de feuilleter les dictionnaires pour s'apercevoir, que d'autres personnalités,
beaucoup plus importantes que moi, figurent également dans leurs colonnes.
M S : Oui, mais vous symbolisez aussi, peut-être
tout autant que d'autres, si ce n'est plus, justement, cette volonté, cette
endurance, cette opiniâtreté à vouloir arriver, à vouloir toujours courir, et
le fait que vous ayez abandonné la compétition à plus de 40 ans, je crois que cela
aussi c'est quelque chose d'assez exceptionnel.
R P : Oui, bien sûr, mais, vous savez, je n'ai
fait qu'un sport, après tout, et c'est un sport qui me plaisait. Alors je ne
vois pas le mérite que je peux avoir plus que d'autres, et je me souviens,
lorsque j'ai eu la Légion d'Honneur, j'ai reçu énormément de courrier,
notamment d'anciens combattants et j'avais d'ailleurs répondu à certains, en
disant qu'il y avait beaucoup de gens, notamment parmi les anciens combattants,
qui méritaient la Légion d'Honneur beaucoup plus que moi, mais j'avais dit :
" puisqu'on la donne à d'autres sportifs, je l'accepte et je la mérite
autant que d'autres sportifs ".
M S : Que deviennent, en général, ceux qui
n'ont pas eu comme vous malgré une
carrière professionnelle quelquefois
bien remplie, la réussite de champion ?
R P : On en revient à la question que vous avez posée
précédemment, c'est-à-dire que si l'on peut acquérir une formation à travers le
sport... et je pense que tous les anciens cyclistes, en principe, se
débrouillent très bien. Vous ne l'ignorez pas, le sport cycliste est un sport
extrêmement difficile où il faut se plier à une certaine discipline de vie et
je crois que lorsque l'on arrête sa carrière, on est conscient de cela. C'est
la réflexion d'ailleurs, de la plupart
des cyclistes qui se disent : " Moi, j'ai fait une
carrière, maintenant, je peux
faire n'importe quoi et je saurais résister. " Beaucoup de sportifs,
beaucoup de cyclistes qui n'ont pas connu une notoriété, qui n'ont pas laissé
un nom dans le vélo, ont très bien réussi...
M S : Vous faites partie de notre génération,
nous l'avons déjà évoqué tout à l'heure, et nous savons que, comme nous, vous
avez vécu la guerre d'Algérie. Voulez-vous rappeler quelles conséquences ont eu
ces longs mois d'éloignement et d'épreuves pour votre carrière professionnelle
?
R P : J'ai fait vingt-neuf mois de service
militaire : 14 mois 1/2 en Allemagne et 14 mois 1/2 en Algérie, et, pour ainsi
dire, pendant 29 mois, je n'ai pas pratiqué la bicyclette. Pour moi, évidemment
cela a été une coupure énorme puisque j'ai été " vacciné " avec un
rayon de bicyclette comme l'on dit en jargon cycliste. C'est pour cela que je
voudrais dire aux jeunes, à l'heure actuelle, qui ont des petits problèmes de début,
qu'il ne faut pas se décourager, puisque moi, je me souviens, j'avais cela dans
la tête, et même en étant en Algérie, il m'arrivait de faire le régime au point
de vue nourriture. Je faisais très attention à ce que je buvais, la nourriture, c'était quand même très
difficile, mais c'est surtout pour la boisson que je faisais attention. Je
rêvais de vélo et il me tardait de rentrer au pays pour reprendre la
compétition et je me souviens… Je suis rentré le 19 décembre 1958 à Saint-
Léonard de Noblat en fin de soirée. Tout de suite, j'ai rendu visite à mon vélo
au grenier ; j'ai presque été dire bonjour au vélo avant mon père et ma mère et
le lendemain, j'ai fait 100 kilomètres. Cela a été dur, mais j'avais la volonté
de reprendre... Je me suis entraîné tout l'hiver dans la neige et le froid. Évidemment, j'ai trouvé que c'était assez pénible, mais ma première course, je
l'ai gagné avec 5 minutes d'avance.
M S : Et vous ne considérez pas avoir perdu un
peu de temps quand même ?
R P : Je pense que oui, j'ai perdu du temps,
c'est certain. Je suis parti au service militaire fin février 1956, j'étais un
très bon régional, connu, et j'aurais pu faire, dès 1957 une excellente
carrière professionnelle, j'aurais pu faire ce que j'ai fait en 1960,
c'est-à-dire que j'ai perdu 29 mois. Mais, vous savez, pour moi, ces 29 mois,
c'est peu par rapport à ceux qui ont perdu une jambe...
M S : Pensez-vous quelquefois à la guerre
d'Algérie. et quels sont les souvenirs personnels que vous aimez évoquer en
famille ou entre amis ?
R P : Vous savez, j'ai peut-être eu beaucoup de
chance en Algérie de ne pas avoir de coup dur, et, lorsque l'on est au service
militaire, on s'ennuie, on pense à la famille, on pense au pays, et il nous
semble que les 14, les 20, les 25 mois vont être éternels, c'est-à-dire qu'ils
ne vont plus en finir et maintenant avec le recul du temps, pour moi, le
service militaire, je me dis : " tiens, dans le fond, je ne me souviens
que des bons moments...".
M S : Vous savez que les " événements
" d'Algérie ne sont toujours pas reconnus officiellement comme une guerre
et que c'est seulement depuis 1976 que la qualité de combattant est reconnue à
ceux qui ont pris part. Que pensez-vous de l'action de la F.N.A.C.A. qui se
développe depuis 1968 pour y parvenir ?
R P : Je pense que cela a été, déjà au départ,
une action courageuse et on s'aperçoit maintenant que c'est une action
absolument indispensable et qui rend des services énormes, mais évidemment, on
se pose toujours la question - c'est souvent facile de se poser la question
avec le recul – " A quoi a servi cette guerre d'Algérie ? " Je crois qu'il
faut féliciter votre association pour le mérite qu'elle a, d'abord d'exister,
et d'avoir pris une grande importance et je pense que les adhérents sont
contents.
M S : Cette guerre d'Algérie est donc terminée
officiellement depuis le 19 Mars 1962 et dans moins d'un mois, maintenant, à
l'initiative de notre association, nous allons honorer la mémoire de nos 30 000
camarades qui sont morts au cours de cette guerre. Que pensez-vous de cette
initiative ?
R P : Je pense que l'on doit avoir une pensée
pour les familles de ces victimes. Il y a ceux qui sont morts et il y a ceux
aussi, qui sont revenus infirmes et j'en connais beaucoup, j'en ai côtoyé, et
je vous assure qu'ils ont le mérite énorme d'avoir une activité pleine en étant
handicapé quelquefois à 100 %. Je vous assure que pour vivre dans ces
conditions, pour eux, c'est une forme de vie qu'ils abordent pratiquement comme
toute personne qui n'est pas handicapée et je crois qu'il faut leur tirer un
grand coup de chapeau. Ce sont des anciens combattants, on est obligé de le
reconnaître, on ne peut pas l'ignorer. Je pense qu'il faut se retrancher dans
cette idée d'honorer la mémoire des morts et c'est une chose tout à fait
normale quand on pense que ce sont, évidemment pour la plupart, des jeunes
entre 21 et 22 ans qui ont laissé leur vie. Vous savez, lorsque l'on part au
service militaire, quelquefois, on y part gai, on y part triste. Cela dépend
des tempéraments, mais on ne sait pas souvent les conséquences que cela peut
avoir et on ne savait pas, au départ, les conséquences que cette guerre
d'Algérie allait avoir.
M S : Raymond Poulidor, je vous remercie d'avoir
bien voulu nous consacrer ces quelques instants. Est-ce qu'il y a quelque chose
que vous auriez aimé dire aux Anciens d'Algérie ?
R P : Ce que je pourrais leur exprimer, ce que
je pourrais leur dire, c'est que, dans le fond, ils ont beaucoup de chance
d'avoir des responsables comme vous, qui ont créé une association qui puisse
les défendre et qui puisse dire aujourd'hui: " les Anciens d'Algérie
existent ".
Claude Favret : On a parlé tout à l'heure du meilleur
souvenir, en tant que professionnel, mais j'aurais aimé connaître quel était le
regret de Raymond Poulidor, le plus mauvais souvenir en réalité ?
R P : En fait, je ne peux pas dire que j'ai
vraiment un regret. Je crois que ce sont surtout mes supporters qui ont des
regrets.
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Raymond POULIDOR participera au tirage de la
SOUSCRIPTION à Paris le 15 octobre 79, et procédera au tirage au sort des
gagnants des 97 vélos "Manufrance"
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